Accueillie en juin dernier pour présenter son spectacle Entre les deux il y a Gênes, lors de la 6ème édition de Démostratif, festival des scènes émergentes, Manon Ayçoberry est une jeune metteuse en scène originaire de Strasbourg, et directrice artistique de la compagnie L’ONDE.
Depuis septembre 2023, la compagnie L’ONDE bénéficie du soutien du festival Démostratif et de La Pokop pour la création de son prochain spectacle : Deux ou trois choses dont je suis sûre, dont elle présentera une première étape de travail le 03 mai à La Pokop, et le 05 juin pendant le festival Démostratif.
Rencontre avec cette jeune metteuse en scène qui interroge la porosité entre fiction et réalité.
« Nous sommes là pour transmettre des textes et non les jouer »
C’est en 2020, et après une double formation à Sciences Po Paris et au Conservatoire Erik Satie en art dramatique et musiques actuelles, que Manon Ayçoberry fonde la compagnie L’ONDE avec Zoé Labasse. Elle s’entoure ensuite d’autres complices artistiques, notamment Camille Falbriard, Audran Morancé, Chloé Aubert et Pasiphaé Le Bras.
En 2019, Manon Ayçoberry s’initie avec Zoé Labasse à un premier geste de mise en scène, mêlant déjà théâtre et musique au plateau, et crée Protection de la dramaturge allemande Anja Hilling. Son deuxième spectacle, Entre les deux il y a Gênes, est créé en juillet 2021 aux Plateaux Sauvages dans le cadre du Tremplin Propulsion, et reçoit le Prix du Jury et le Prix du Public. Dans cette création d’après Fausto Paravidino et Mathieu Riboulet, mêlant théâtre et création radiophonique, L’ONDE raconte les événements du contre-sommet du G8 de Gênes en 2001. Une manière de poser les premières bases de l’identité artistique de la compagnie. En effet, pour Manon Ayçoberry, le son, l’archive, les témoignages, le travail documentaire et journalistique sont autant d’outils qui viennent nourrir ses créations. De cette façon, son travail se caractérise par la transmission, au plateau, de récits intimes qui témoignent d’une mémoire individuelle et collective.
« Je ne veux pas uniquement dire comment les choses se sont déroulées, mais aussi comment elles ont été vécues et comment elles se transmettent. […] Ce qui m’intéresse dans le rapport à la mémoire c’est que si je vous raconte une histoire qui m’est arrivée, vous avez la mémoire de cette histoire. C’est une mémoire qui vous appartient aussi d’une certaine manière. »
En parallèle de ses créations, la compagnie L’ONDE a développé le concept des « micro-ondes », de petites formes qui passent par l’expérimentation et l’immédiateté pour s’extraire des chemins de production habituels. Dans le spectacle Première répétition, une création collective de la compagnie, la performance et le concert se mêlent au théâtre pour imaginer un documentaire sonore retraçant l’histoire d’un groupe de musique expérimental. L’occasion pour la compagnie de travailler en laboratoire, de mêler les disciplines, de s’essayer à de nouvelles pratiques pour faire théâtre et d’apprendre à travers la pratique.
Une soif d’expérimentation qui se retrouve dans sa nouvelle création : Deux ou trois choses dont je suis sûre. Bouleversée par le récit autofictionnel de Dorothy Allison, Manon Ayçoberry décide d’en proposer une adaptation théâtrale où performance, littérature, théâtre, musique et pratique chorégraphique et martiale du karaté coexistent, s’entremêlent et se rencontrent.
Pour ce spectacle, elle imagine un dispositif tri frontal qui rassemble le public autour de la scène. Avec trois comédiennes et une musicienne pour interpréter le « je » de Dorothy Allison, Manon Ayçoberry souhaite expérimenter d’autres manières de jouer, de s’adresser au public. Le dispositif tri frontal lui permettant de mener une réflexion sur le rapport au public.
« Pour l’instant, le tri frontal c’est un outil de travail qui nous permet de poser la question de l’adresse, de comment on raconte au public. Le texte est à la première personne, mais c’est un « je » qu’on choisit de démultiplier. Il y a trois comédiennes qui prennent en charge ce « je » et pour nous ça a donc du sens de ne pas avoir une seule adresse au public. Il n’y a pas de quatrième mur et c’est important pour nous de penser la façon de regarder le public dans les yeux. […] Cette réciprocité, le fait de se voir en miroir, permet de créer un regard sur l’histoire et d’en rendre le public témoin. On expérimente une adresse multiple, on raconte aux spectateur·ice·s proches de soi tout en s’adressant au fond de la salle, aux autres comédiennes, et à soi-même.. Sur le plateau, ce n’est pas la même chose d’être simplement de face ou d’être en même temps de face, de profil et de dos. »
« Raconter des histoires, aborder certains sujets, et se poser des questions c’est déjà politique »
L’ONDE défend un théâtre d’idées, où l’engagement politique vient infuser le travail de création. Cet engagement commence dès les choix esthétiques de la compagnie. En effet, le rapport au son, à l’écoute, à la création sonore qui créent des ambiances et accompagnent le récit, le rapport à l’archive et aux témoignages, et le rapport à la voix, à l’adresse sont autant d’éléments pour questionner les récits et ce qu’ils racontent de nos sociétés.
En accordant une attention particulière à l’action culturelle et à la médiation dans ses projets, L’ONDE envisage un théâtre qui souhaite « faire avec le monde, refaire le monde, être défait, convaincre et trouver convaincu, s’organiser, détruire les conséquences de ses orientations, objecter, parlementer, s’allier, être déborder » (Olivier Neveux, Contre le théâtre politique). Il s’agit alors d’aller rencontrer le public au-delà de la représentation, de créer des temps d’échange, de parole et de pratique artistique avec les spectateur·ice·s, et de s’inscrire dans une démarche d’apprentissage et de transmission constante.
« Mon théâtre est politique dans sa nature et dans sa fonction. Vouloir raconter des histoires en abordant certains sujets sujets, se poser des questions c’est déjà politique. Tout l’enjeu est d’apporter un point de vue, de se positionner. Et c’est un travail qui commence par ma propre politisation. […] C’est quelque chose que je revendique dans les projets de création autant que de transmission : comment on essaie de s’émanciper soi-même, avant d’émanciper les autres ? Le spectateur et la spectatrice ont leur propre chemin, on peut les guider mais on ne peut pas leur imposer une direction. En tout cas, nous, en défendant une vision du théâtre qui est radicale mais lumineuse – même si on parle de sujets très durs comme les violences policières, les violences sexistes et sexuelles, les violences de classes – on essaie d’ouvrir une autre voie, un chemin de pensée réparateur, et d’établir des rapports humains sains, et ça sera toujours ma priorité. »
« Il faut parler de la blessure, mais aussi se poser la question de la réparation et de la reconstruction »
À une époque où les violences sexistes et sexuelles et les questions de santé mentale deviennent plus présentes, où les paroles autour de la blessure entrent dans nos quotidiens, Manon Ayçoberry pose avant tout, avec Deux ou trois choses dont je suis sûre, la question de la réparation et de la reconstruction.
Selon elle, le texte de Dorothy Allison permet d’ouvrir ce sujet. S’il contient certes de la violence, il apporte aussi beaucoup de douceur, d’humilité et de courage. En effet, la réparation est devenue source de création pour Dorothy Allison, et grâce à l’écriture, à l’amour, au karaté, elle revendique une détermination à vivre, et non pas à simplement survivre.
« On parle souvent de la blessure, mais peu de la vie après la blessure. J’ai eu envie de me poser la question de la réparation et de la reconstruction. L’écriture a permis à Dorothy Allison de prendre la décision de vivre, d’être déterminée à vivre, pour elle et pour les sien·ne·s. L’amour permet aussi cela notamment sa relation avec sa mère, la réconciliation avec ses sœurs, ou ses relations amoureuses lesbiennes qui lui apprennent à ne plus mélanger le désir et la haine. Mais cela passe aussi par le karaté et plus globalement par la transformation de son rapport au corps. Tout ça, ce sont des axes de travail pour parler de la réparation. C’est aussi plus facile pour nous parce qu’on arrive à la fin de son parcours, c’est une fin heureuse et on a envie de cette fin. »
Avec ce texte, Manon Ayçoberry espère ainsi partager des clés, des outils pour enclencher une réparation, individuelle mais aussi collective. Une réparation qui passe par le rapport au corps. Dans Deux ou trois choses dont je suis sûre, Dorothy Allison raconte que le karaté a été un véritable déclic pour se réapproprier son corps et c’est une idée qui accompagne toute l’équipe artistique dans la création du spectacle.
« Le passage sur le karaté est mon préféré. Elle [Dorothy Allison] raconte comment elle a appris le karaté à 24 ans, par hasard, et comment les premières semaines ont été intenables. Jusqu’à ce qu’un jour quelque chose se décale, se débloque, se dénoue, une part de honte qui s’envole, une part de honte si ancienne qu’elle ne s’est jamais connue sans. Tout ce qu’elle y gagne, c'est un sentiment de son corps comme étant le sien. C’est quelque chose qui résonne beaucoup avec ma propre expérience car je suis beaucoup dans les mots et la pensée, j’en oublie souvent mon propre corps. Et cette idée de miracle, un bref moment de parfaite conscience physique, me touche énormément. »
En effet, Manon Ayçoberry et son équipe se sont initiées au karaté pour expérimenter et nourrir la création de ce spectacle. L’idée étant d’appréhender le karaté, de le découvrir, et de ressentir comment cette pratique martiale peut infuser la théâtralité. Cette expérience lui a aussi permis de questionner le rapport au plateau, sa sacralité mais aussi sa banalité.
« Le karaté ça nous donne un autre rapport au sol et donc au plateau. Comment on monte sur scène ? Est-ce que le plateau est comme un tatami ? Est-ce que le tatami est comme un plateau ? Comment est-ce que ces deux choses sont liées ? Comment est-ce que c’est à la fois anodin, et un petit peu sacré, mystique et spirituel ? C’est important d’accorder une petite part de sacré à notre travail et c’est tout aussi important que ce soit anodin. C’est ce qui fait qu’on trouve un équilibre. Notre dispositif scénique est ainsi avant tout un sol, qui transforme l’expérience de la représentation pour les comédiennes. On ne se tient pas pareil, on ne pose pas le pied pareil, on n’agit pas pareil et on ne parle pas pareil. La parole elle vient d’un autre endroit, plus entier, de la même manière qu’un coup vient d’un autre endroit que juste du bras. Et c’est ce qui est hyper agréable avec le karaté, cette pratique métamorphose notre façon de nous positionner dans l’espace. »
Finalement, en pensant le Kata comme un combat contre un ennemi imaginaire et le Kiai comme un cri cristallisant toute la pureté d’intention d’un geste, permettant de déstabiliser cet adversaire, le karaté apparaît comme le symbole des luttes intérieures et collectives qui caractérisent Deux ou trois choses dont je suis sûre.